Ce que nos repas disent de nos liens familiaux....
C’est ainsi que le professeur regarde les familles avec les lunettes du pédagogue, le sportif s’inquiète de leur sédentarité, mon plombier me confie ses doutes sur les oeuvres de bricolos du dimanche qui se mêleront de tuyauterie pendant qu’un coiffeur propose en ligne des tutos-racines à ses clientes pour limiter les dégâts sur les crinières privées de son expertise de coloriste.
La CCF que je suis s’inquiète, comme vous, du climat familial intramuros et de ses effets à long terme sur des relations qui n’avaient pas attendu le confinement pour être explosives.Comme vous sans doute, je pense aux couples accompagnés, aux familles rencontrées et je les imagine porte fermée derrière les murs de leurs appartements. Je pense à eux, à leurs ressources, à la créativité relationnelle que suscitera peut-être cette cohabitation forcée. Je redoute aussi, avec terreur, la flambée de la violence chez certains.
Parmi les familles accompagnées, certaines sont plus simples à imaginer pour moi car une partie de mon activité se déroule sous forme d’interventions à domicile : la composition du décor est ainsi facilitée. Je travaille en effet dans un domaine encore peu exploré par les CCF, bien qu’ils y aient toute leur place : la prévention de l’obésité et du surpoids infantile, par une approche innovante, globale et familiale (Le service PROXOB du CHU de Clermont-Ferrand propose cette approche familiale, ainsi que les REPPOP (Réseau de Prévention et de Prise en charge de l'Obésité Pédiatrique), non centrée sur le jeune patient dont l’IMC (IMC : indice de Masse Corporelle : un IMC trop élevé chez l’enfant et l’adolescent est prédictif de comorbidités : diabète, problèmes cardiaques … ) trop élevé justifie la prise en charge.
Formée à cette approche par un travail d’équipe pluridisciplinaire, des staffs réguliers avec les diététiciens, médecins, professeurs d’activité physique, j’ai pour mission d’accompagner tous les membres de la famille sur le chemin d’une bonne communication et d’une écoute mutuelle de qualité. Il s’agit également de parvenir à une meilleure connaissance de soi, d’une attention plus ajustée à ses propres besoins afin qu’ils soient nourris et régulés autrement que par la nourriture. Nous tentons d’outiller nos jeunes patients et les membres de leur famille pour qu’ils puissent mieux comprendre ce qui se passe à l’intérieur et qu’ils régulent mieux la dimension émotionnelle de l’alimentation. Le principe est le suivant : décider ensemble, avec la famille, lors d’ateliers thématiques de Modifications Thérapeutiques du Mode de Vie (les MTMV), qui seront progressivement installées dans le quotidien de la famille. La diététicienne et le professeur d’activité physique adaptée mettent en place des MTMV liées au contenu des assiettes et au mouvement. Pour ma part, je travaille avec la famille réunie sur des innovations relationnelles au sein de la famille principalement autour des émotions, des limites, de la communication, des règles de vie et du cadre.
En ce moment, les ateliers sont bien sûr interrompus mais nous restons en lien avec les parents, que nous appelons. Et nous parlons d’eux, des relations, du climat, de la fameuse continuité pédagogique qui se superpose parfois aux contraintes du télétravail. Évidemment, la question des repas, de leur organisation et de leur fonctionnement, est centrale dans le contexte actuel. Je vous propose de la regarder ici comme une pièce de théâtre qui s’ouvrirait sur l’appel à table des convives.
Vous avez peut-être en tête Fabienne Lepic. (Incarnée par l’actrice Valérie Bonneton), la mère de famille de la série Fais pas ci fais pas ça. Toujours à cran, elle hurle « à table » dans la bande annonce de la série (https://www.youtube.com/watch?v=yL2nWFrT8VA). Elle convie ainsi énergiquement sa famille nombreuse autour de son Fourzitou, plat emblématique et rituel de leur économie domestique, à la fois rassurant et grossier, souhaité et redouté. On imagine assez facilement que la qualité du Fourzitou est intimement liée aux états psychiques de la mère de famille, laquelle est elle-même traversée par le contexte familial, social, tiraillée entre un rôle conventionnel de mère de famille comme-il-faut et des envies d’émancipation et de fantaisie. On voit aussi que l’accueil et la place réservés au Fourzitou par les enfants et le mari nous en disent long sur l’état des relations familiales, conjugales, fraternelles et sur les relations avec l’extérieur quand un invité surgit.
Les acteurs :
Ce « fragile esquif qu’est l’harmonie d’un repas » (Muxuel A, Individu et mémoire familiale, p66, 1996, Paris. Nathan) est tout entier dans cet appel, où chacun se situe par rapport à l’injonction et à l’autorité, consent ou résiste, collabore ou s’oppose, et joue sa partition d’enfant, d’ado, ou d’adulte.
Qui se fera attendre, finira son chapitre ou son jeu, qui fera la sourde oreille ? Qui obtempèrera au premier appel, proposera son aide ? Qui verra dans ce mouvement de rassemblement familial la promesse d’un moment agréable et apaisant ? Qui au contraire, le redoutera comme une contrainte ? Qui saura l’intégrer avec souplesse dans son rythme personnel de jeu, de travail ou de rêverie ? Qui sera sauvé de l’ennui et de lui-même par le repas et qui sera au contraire empêché dans sa liberté et sa rencontre avec soi-même, sa faim, son désir ?
Et puis, en amont, qui aura décidé du contenu des assiettes, sur quels critères ? selon quelles règles ? Avec quelles intentions, quel projet ?
Qui se laissera nourrir avec confiance ? Qui triera et sélectionnera ses aliments ou même créera en parallèle, son propre menu, son propre régime et ses propres règles alimentaires.
Cet appel à table, et les réponses qui lui sont données par les uns et les autres, dit énormément des hiérarchies, des rôles, des places au sein de la famille, des alliances, des coalitions, du pouvoir, de l’amour, de la protection et du soin que l’on se porte les uns aux autres, mais des rapports entre les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, les familiers et les étrangers.
Le temps et le lieu :
Dans la plupart des familles, il y a plus d’un lieu pour manger en général cuisine et séjour, parfois salon. Dans certains lieux précaires, ou dans les studios d’étudiants, le lit et la salle à manger se confondent parfois. Est-ce que dresser la table est pratique, commode, ou au contraire est-ce compliqué ? Faudra-t-il se lever sans cesse et à qui ce rôle sera-t-il dévolu ? Comment le lieu du repas est-il choisi ? Cela fait il l’objet d’une réflexion ? Est-ce important ou accessoire ? Y a-t-il des lieux associés à des temps ou des contextes (le repas du soir ou du dimanche, avec tel invité dans la cuisine, avec tel autre dans le salon, le petit déjeuner ici ou là …)
Contexte, frontières, valeurs :
Le rituel du repas livre aussi à l’observateur des informations sur les appartenances et les contextes sociaux et culturels. Comment on y vient, quelles ablutions, hygiéniques ou religieuses, en précèdent l’ouverture ? Y apporte-t-on son téléphone ? Peut-on ou non l’interrompre si un imprévu s’annonce ? Quelle est sa fréquence et la souplesse des règles qui le régissent ? A quelle célébration se superpose-t-il ? Quel levier représente-t-il ?
« Rester à table » est une épreuve pour certains enfants que chaque parent gère à sa manière, imprimant ainsi une marque familiale sur les apprentissages relationnels des siens. C’est parfois l’objet de conflits entre les parents, qui autour de l’autorisation de sortir de table, confrontent histoire et valeurs personnelles.
La perméabilité des frontières familiales aux éléments extérieurs est également un paramètre important : que l’on parle des manières de table, des convives admis au partage, ou du contenu des assiettes, le repas est un lieu d’observation privilégié des influences extérieures : telle recette familiale, qui sera sacralisée, transmise, peut-être modifiée ou réinterprétée, tel produit suggéré par la publicité ou plébiscité par les amis, telle nouvelle habitude rapportée d’un voyage …
Manger à la table des grands, être invité chez des voisins, manger seul après les autres ou se faire un plateau télé familial ? Être invité au « vin d’honneur » ou au diner de mariage ? Proposer un apéro, un BBQ ou inviter à un repas formel, avec décorum et protocole ? Être exclu ou admis, être dehors ou dedans …
Le repas en dit long sur les frontières, les groupes, qui rentre et qui sort, qui reste à la porte.
Ce qui s’applique au groupe peut se penser aussi pour l’individu et son intimité. La nourriture, comme tout ce qui rentre « à l’intérieur de soi », ouvre une réflexion sur ce que l’on impose ou que l’on offre aux autres, ce que l’on s’impose ou ‘on s’accorde à soi-même ce dont on se prive, ce dont on se remplit, ce que l’on nourrit, seul ou en groupe. L’expression « nourrir ses émotions» est désormais bien répandue dans les milieux de la lutte contre l’obésité et le surpoids. Elle est intéressante, mais simpliste : en mangeant, on nourrit aussi ses appartenances, ses valeurs, ses croyances … et le risque est grand que les prises alimentaires soient une réponse aussi aux besoins non satisfaits ou non respectés dans ces domaines.
La question des frontières mériterait un autre développement, lié aux frontières et limites du corps, au consentement, et à la place de l’intimité. Faire ce lien n’est pas un simple exercice intellectuel : dans l’histoire de la prise de poids des personnes malades d’obésité, l’intrusion, et le non-respect des frontières de l’intime et de la personne sont souvent retrouvés, parfois sous la forme dramatique d’abus sexuels ou d’inceste, parfois dans une étonnante transmission intergénérationnelle.
Liberté et responsabilité du metteur en scène et des acteurs :
Chez nos patients obèses, la nourriture et les repas sont un sujet grave, dont la crise actuelle vient renforcer l’importance, parce que tout peut se désorganiser très vite, et que l’accès aux ressources alimentaires est perturbé. Parce que le visible et l’invisible sont dérangés.
Certains d’entre eux sont particulièrement vigilants et nous disent, par retour d’expérience, combien tous les détails comptent et combien manger ensemble dépasse largement la question du menu et des courses.
Qu’ils soient ici remerciés pour la façon dont ils s’emparent des outils proposés, et font de cette question des repas le formidable terreau de relations familiales riches et nourrissantes à tous les étages de la pyramide de Maslow (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_des_besoins)
Ils nous apprennent mieux que quiconque que les repas, en cette période de confinement, sont un levier relationnel important. Il ne s’agit évidemment pas ici de décrire des bonnes pratiques ou de fustiger de mauvaises habitudes. Les règles, le cadre ont certes des vertus, mais rappelons que leur transgression en a également.
La période nous invite personnellement et peut être professionnellement à regarder comment, autour de la table, s’équilibrent les paradoxes qui organisent les familles : rassemblement et séparation, appartenance et autonomie, identification et différenciation, responsabilité et pouvoir, liberté et dépendance.
Anne Dubois-Dejean